dimanche 28 mars 2010

Texte # 4

L'habitué d'une ligne se reconnaît aisément à l'économie élégante et naturelle de sa démarche ; comme un vieux loup de mer qui descend d'un pas calme au petit jour vers son canot et apprécie d'un coup d'oeil le moutonnement des vagues à la sortie du port, mesurant la force du vent sans avoir l'air d'y toucher, aussi cabotin mais moins appliqué qu'un goûteur de vin, écoutant sans paraître y porter attention le clapotis du flot contre le quais et la clameur des mouettes encore rassemblées sur le rivage ou déjà éparpillées sur la mer en petites troupes avides, le voyageur chevronné, surtout s'il est dans la force de l'âge et ne cède pas facilement à l'envie d'un démarrage soudain dans l'escalier pour le plaisir, se reconnaît à la parfaite maîtrise de ses mouvements : dans le couloir qui le conduit au quai, il marche sans paresse mais sans hâte ; sans que rien le laisse voir, ses sens sont en éveil.
Lorsque, comme surgi des murs de faïence, le bruit d'une rame se fait entendre, affolant la plupart des passagers d'occasion, lui sait s'il doit presser le pas ou non, soit qu'il apprécie en pleine connaissance de cause la distance qui le sépare du quai d'embarquement et décide de tenter ou non sa chance, soit qu'il ait identifié l'origine du tintamarre provocateur ou reconnu dans ce leurre (spécifique des gares où passent plusieurs lignes et que le français pour cette raison nomme correspondance alors que l'italien, plus précis et plus évocateur parle à leur propos de coïncidences) un appel venu d'ailleurs, l'écho trompeur d'un autre train, la tentation de l'erreur et la promesse de l'errance.
Parvenu sur le quai il sait où arrêter ses pas et l'emplacement, qui, lui permettant d'accéder sans effort à la porte d'un wagon, correspond en outre exactement au point le plus proche de "sa" sortie sur le quai d'arrivée.
Ainsi peut-on voir les vieux habitués choisir avec méticulosité leur place de départ, prendre leurs marques en quelque sorte, comme un sauteur en hauteur, avant de s'élancer vers leur destination. Les plus scrupuleux poussent le zèle jusqu'à choisir le meilleur endroit du wagon, celui qu'ils pourront quitter le plus vite possible une fois arrivés. Plus fatigués ou plus âgés, quelques uns essaient de concilier cet impératif tactique avec la nécessité du repos et s'emparent volontiers du dernier strapontin resté libre avec un mélange de discrétion et de célérité qui traduit, lui aussi, l'homme d'expérience.

Marc Augé, Un ethnologue dans le métro, Hachette littératures.

lundi 22 mars 2010

Duane Michals

Photographe et poète qui se passe de commentaire, mon préféré parmi tous...

The unfortunate man

"The unfortunate man could not touch the one he loved. It had been declared illegal by the law. Slowly, his fingers became toes, and his hands gradually became feet.
He began to wear shoes on his hands to disguise his pain. It never occured to him to break the law."