lundi 10 janvier 2011

Texte # 6

Le pigeon, pourtant.
Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.
Jamais émouvant, profondément inaffectif, le pigeon minable et sa voix stupide. Son vol de crécelle. Son regard sourd. Son picotage absurde. Son occiput décérébré qu'agite un navrant va-et-vient. Sa honteuse indécision, sa sexualité désolante. Sa vocation parasitique, son absence d'ambition, son inutilité crasse.
Incomparable au moineau qui détient du charme, au merle qui sait donner de la voix, au corbeau qui n'est pas sans classe, à la pie qui possède un style, pire que le charognard qui a au moins un but dans la vie, aussi sensuel qu'un rat, aussi racé qu'un taon, moins élégant qu'un ver, encore plus con que le catoblépas.
On tuerait un pigeon sans guère plus d'état d'âme qu'on écrase une blatte, il est cependant si nul qu'on s'en abstient. Par paresse ou par amour-propre, on se retient de lui donner un coup de pied sauf pour prendre un peu d'exercice et encore, il n'en est même pas digne, on ne voudrait pas risquer de souiller son soulier. Et qu'on ne m'objecte pas que, voyageur, il a rendu quelques services en temps de guerre, encore heureux qu'il ait trouvé un tout petit rôle de mécanique volante.
Saleté de pigeon, même pas bon à manger, écœurant sur son lit de petit pois farineux. Mais c'est pourtant bien lui qui est en train de devenir le plat favori de Gregor et bientôt le seul, l'inventeur finissant par se nourrir exclusivement, solitaire dans sa petite chambre, du blanc de l'animal qui borde son bréchet. Bizarre.
Jean Echenoz, Des éclairs, Éditions de Minuit, 2010.