jeudi 18 février 2010

Texte # 3

La troisième fois Séverine déchiffra rapidement les caractères discrets :
Madame Anaïs – entresol à gauche.

Et la quatrième elle entra.
Séverine ne sut comment ele gravit l’escalier, ni comment elle se trouva, une porte s’étant ouverte, en face d’une agréable grande femme blonde encore jeune. Le souffle lui manqua. Elle voulut fuir, n’osa point. Elle entendit :
-Vous désirez, Mademoiselle ?
Et murmura :
-C’est vous qui êtes… qui vous occupez.
-Je suis Madame Anaïs.
-Alors, je voulais…
Séverine jeta un regard de bête perdue sur l’antichambre où elle se trouvait :
-Venez causer tranquillement, dit Mme Anaïs. Elle introduisit la jeune femme dans une pièce tapissée de papier sombre, avec un grand lit à couvre-pieds rouge.
-Eh bien, ma petite, reprit aussitôt Mme Anaïs avec bonne humeur, vous voudriez mettre un peu de beurre sur votre pain. Je suis toute prête à vous aider. Vous êtes gentille et fraîche. C’est le genre qui plaît ici. Moitié pour vous, moitié pour moi. J’ai des frais.
Séverine hochait la tête sans pouvoir répondre. Mme Anaïs l’embrassa.
-Un peu émue, je vois, dit-elle. La première fois, pas vrai ? Vous verrez, ce n’est pas bien terrible. Il est trop tôt encore, vos camarades ne sont pas là. Sans quoi elles vous diraient. Quand commencez-vous ?
-Je ne sais pas… je verrai.
Soudain Séverine s’écria avec force comme si elle craignait de ne pouvoir plus sortir :
-En tout cas à cinq heures il faut que je m’en aille… Il faut.
-Comme vous voudrez ma petite. Deux à cinq, c’est un bon moment. Vous serez la Belle de Jour quoi. Seulement il faut être exacte, sans quoi nous nous fâcherions. A cinq heures vous serez libre. Un petit ami qui vous attend, n’est-ce pas ? Ou un petit mari…

« Ou un petit mari… Ou un petit mari… Ou un petit mari… »
Ces mots sur lesquels elle avait soudain quitté Mme Anaïs, Séverine les murmurait obstinément. Elle ne les comprenait pas, mais en était accablée. Elle passa devant la colonnade du Louvre, regarda cette façade si noble dont la simplicité, une seconde, lui fit du bien, mais aussitôt elle détourna la tête ; elle n’avait pas droit à ce spectacle.

Belle de jour, Joseph Kessel.

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